Cochon sur gazon : derrière le miroir

Quatrième de couv’ :

71wqSYfqA-LDans un monde où la dépression et les maladies de dégénérescence du cerveau gagnent du terrain, à quoi bon tenter de garder la tête froide? C’est le fil conducteur de ces cinq histoires : les êtres sont libérés de l’injonction de trouver un sens à ce qu’ils font et à la vie en général. Ainsi, les existences de nos protagonistes ne suivent pas l’ordre le plus attendu. Dans Cochon sur gazon, un vieil homme atteint de démence est convaincu que sa femme n’est pas morte, et imagine l’étrange relation de couple que cette dernière pourrait entretenir avec leur animal domestique un cochon. Dans La Troisième maison sur la droite, une famille peu ordinaire conserve l’ectoplasme du père tout juste décédé dans une bouteille en verre faisant l’objet d’un fétichisme sexuel de la part du nouvel amant de la jeune veuve. Dans Dormir, un homme dévoré par des nuits d’insomnie ne trouve le repos que dans un sac de couchage. Dans ces récits où le grotesque le dispute au bizarre, l’auteur décrit des cas d’extrêmes isolements. Des individus tout recroquevillés, incapables de communiquer avec leurs semblables, « moulinant » dans leur têtes jusqu’à se convaincre eux-mêmes de leurs idées folles.

Chronique

C’est une sensation de vertige que vous éprouverez à la lecture de ce recueil de dix nouvelles, initialement paru en 2007. Préparez-vous à perdre tous vos repères, à plonger dans les eaux troubles d’une œuvre où le grotesque le dispute au sordide, où l’étrange côtoie le malaise. Kim Tae-yong fait basculer le monde derrière un miroir qui brise toutes nos illusions et dévoile la vision perturbante de l’homme déconnecté de l’humain.

Un sentiment qui prend naissance dans l’indétermination systématique des personnages qui traversent ces microfictions. L’individu est privé de son individuation : ils ne sont jamais nommés, ou quand ils le sont, ils le sont par le rôle que l’on veut bien leur attribuer : ainsi, dans « Troisième maison sur la droite », les personnes qui composent cette étrange famille s’appellent Gamin, Maman, Sœurette ou encore Doublure, qui désigne l’amant de la mère, leur nom est celui de la place que l’on veut bien leur faire dans cette petite cellule familiale, et encore, même nommé, on peut être mal nommé : ainsi le chat de la maison est appelé Cochon. Une indétermination jusqu’au-boutiste dans « Plutôt l’amour », nouvelle qui nous met en présence d’un groupe d’individus si nihilistes qu’ils ne se désigneront que sous l’expression « l’un ou l’une d’entre nous ». L’homme était déjà sans identité, il se retrouve même privé de la simple différenciation biologique homme/femme.

Mais il ne suffit pas de priver un homme de son nom pour lui faire perdre toute humanité : il faut aussi lui retirer le sentiment d’avoir un but à atteindre, de trouver un sens à sa vie. Dans « Plutôt l’amour », notre groupe refuse toutes expressions de sentiments humains et cherche une action d’éclat à accomplir pour se manifester au monde. Le monde y sera indifférent, et l’individu restant du groupe se rendra compte de la vanité de leur action. Mais la plupart du temps, nos personnages n’ont aucun but à accomplir, ils sont simplement dévorés par leur obsession, ils s’enferment dans leur esprit, se coupent lentement de l’extérieur, consumés par leur folie : dans « Dormir », le personnage est rongé par l’insomnie, cherche à en découvrir les causes, s’interroge sur le sac de couchage, seul endroit où il semble pouvoir trouver le repos, envahi peu à peu par des idées morbides, dans « Cul-de-sac », le narrateur est obsédé par l’idée de construire une chaise, alors que l’on découvre que le quartier dans lequel il vit va être détruit, dans « Bravo la gravitation ! » le narrateur est incapable de penser le monde et son existence en dehors du basket et de la rotondité de son ballon, dans « Hors du bois de cyprès », notre homme n’a vécu que pour « se tuer », non pas se suicider, qui supposerait une forme active, une prise de décision consciente, une implication réelle dans son geste, non, « se tuer », forme passive qui suggère qu’il subit la propre action qu’il effectue.

Toute communication est rendue impossible, semble vaine et inutile, comme dans « Muet », où il y a un véritable refus de parler, notre narrateur décidant de ne plus s’exprimer, sauf avec les mains, et encore, il choisit de mal traduire les propos des entendants et refuse de communiquer avec sa sœur qui a fait l’effort d’apprendre la langue des signes.  Incommunication aussi due par l’incompréhension mutuelle, les êtres n’étant uniquement préoccupés que d’eux-mêmes ils ne se rendent plus compte des besoins de l’autre, à l’instar de la nouvelle éponyme, où le père est rongé par la démence, ne se souvenant plus du décès de sa femme, l’imaginant en couple avec son cochon, Pasiphae  décrépite des temps modernes, tandis que son fils, uniquement préoccupé par la vente de la maison familiale et son confort domestique, ne prête aucune attention à la sénilité paternelle.

Finale

Critique acerbe d’une société nombriliste, Cochon sur gazon est un recueil à découvrir bien qu’il ne soit pas toujours facile d’accès. Kim Tae-yong nous livre la vision d’un monde sombre et torturé, où l’homme est privé de sa sociabilité, en proie à ses obsessions, soumis à l’enfermement le plus dur -prisonnier de son esprit- et à la solitude la plus crasse. Mis à nu dans une lumière crue et grotesque, l’homme nous apparaît une espèce bien fragile en dehors de tout tissu social, une bête bien misérable, incapable de communiquer et de voir en l’autre un autre soi-même. L’existence en devient pénible, impossible à supporter. Mais échapper au réel en choisissant de se réfugier dans un monde intérieur est une impasse, une illusion qui mène à une indifférence aride ou à la folie.

Je remercie les éditions Decrescenzo pour l’envoi de ce recueil.

Kim Tae-yong, Cochon sur gazon, Decrescenzo éditeurs, 2020, 318 p.

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